Jan 31, 2021
Ep.2-4: L'empire contre-attaque
Les ingénieurs, les économistes, les biologistes, les médecins vénèrent avec une certaine honte les lois empiriques. Une loi empirique c'est une sorte d'ersatz de règle, qui à l'aspect d'une vérité, qui utilise des notations savantes et mathématiques, qui ne marche pas si mal mais qui en réalité n'a aucun fondement. Elle est toujours livrée avec ses coefficients et ses exceptions. Livrée..pour ne pas dire dealée.
Un jour il y a bien 20 ans et donc les faits sont prescrits, juste avant un week-end, un jeune modélisateur en matériau croisa son chef qui lui dit en passant : "ah au fait, la pièce mécanique que tu as calculée, et bien elle a cassé à l'essai.. On verra ça la semaine prochaine". Blessé, froissé, outré, il passa le week-end derrière ses lois de mécanique du solide et reprit un à un tous les calculs. Le lundi matin, épuisé mais heureux, il débarqua victorieux dans le bureau de son chef pour lui dire : "j'ai vérifié tous les calculs, ils sont exacts la pièce ne casse pas". Cette histoire, vraie, démontre l'opposition philosophique entre ceux pour qui l'expérience produit le modèle et ceux pour qui c'est le modèle que l'expérience doit vérifier.
Cela peut sembler une cuisine hermétique, mais l'empirisme est une philosophie, défendue par Beacon, Hume, Locke, qui veut que la connaissance viennent de l'expérience sensible et s'oppose au rationalisme qui veut que ces expériences soient précédées de théories, d'idées ou de principes. L'empirisme c'est un peu le paganisme des sciences.
L'empirisme fait preuve de rationalité, c'est assez rationnel d'observer les phénomènes avant de théoriser, et parfois le rationalisme n'en fait pas autant quand il fait de trop loin précéder les idées de leur confrontation pragmatique à la réalité.
Curieusement, on observe aussi cette différence d'approche en économie. Il y a des entreprises qui se créent dans la tête de leur créateurs, sans jamais voir un client pendant l'élaboration de leur savant business plan. Et d'autres qui grandissent en interagissant avec leur clients dès le début. Et les secondes sont de loin celles qui durent le plus longtemps.
L'intelligence artificielle, c'est une démarche empirique: les données sont utilisées pour faire un modèle, sans présupposer de lois.
Le triomphe des modèles et des lois à la fin du siècle dernier, c'est avant tout une question d'ego et d'argent. D'ego parce que l'Homme veut comprendre les mécanismes de la Nature quitte à les résumer par des équations à la hauteur de sa compréhension et de son langage. Ensuite d'argent parce que les expérimentations coûtent cher, sont longues à mettre au point quand elles ne sont pas salissantes. Se frotter à la Nature laisse des traces sur les mains que la propreté des théories évite.
Ce qui change avec l'IA, c'est que les expérimentations peuvent être imparfaites, mal foutues, avec des paramètres incertains, pour peu qu'on en ait suffisamment il sera possible d'en tirer une abstraction ayant une certaine capacité de prédiction. Evidemment cela ne dispense pas de faire des expériences propres, mais ce que ces technologies nous disent c'est qu'il vaut mieux des expériences imparfaites que de parfaites spéculations théoriques.